Mauvaise pioche à Barcelone

25/06/2020

C'était toujours la même rengaine. A peine Tungstène était-elle rentrée de mission qu'on lui en confiait une nouvelle. Cela ne la dérangeait pas, elle était célibataire, sans gosses ni animaux de compagnie, pas même une plante verte à arroser sur son balcon. Mais qu'on lui augmente son salaire, enfin ! Elle ne comptait plus les heures supplémentaires.

Ce matin-là, dans les locaux de l'agence Konfidentiell, la patronne - surnommée Molosse - lui tendit un feuillet identique aux mille précédents. Puis, rompant la rengaine, elle lâcha :

- Il faudrait trouver un nom générique à votre assistant, agent T. Depuis que Winker est en convalescence, vous m'avez rendu une quinzaine d'intérimaires mutilés, dépressifs ou inconscients. Les lettres viennent à manquer. Il n'y en a que vingt-six, je vous le rappelle.

- M. Pour Mort, répondit du tac au tac l'agent Tungstène.

Molosse, une octogénaire dont l'intelligence et la musculature ne faiblissaient pas, s'accorda quelques secondes de réflexion.

- C'est trop expéditif. Ça les découragerait. Je n'ai pas envie qu'ils se sentent menacés dès la signature du contrat, déjà que les volontaires se font rares... Et puis, de toute façon, M. est déjà pris.

- Alors prenons D. Pour Disparu.

- Va pour D. Vous êtes une ironique, agent T. Ça me plaît.

Sans un regard, l'implacable Molosse tourna les talons. Elle descendit l'escalier brinquebalant pour s'enfermer dans son bureau, la seule pièce à peu près correcte des lieux.

L'agence Konfidentiell, dont le seul nom faisait rire aux éclats les publicitaires et les managers, avait acquis au fil de ses missions une réputation solide, et un trésor foisonnant. Mais Molosse veillait si farouchement dessus qu'elle réprimait la moindre dépense. Les effectifs étaient donc limités et les locaux délabrés. Les agents prenaient le large, un à un, recrutés par les services nationaux d'Angleterre, de France, d'Allemagne ou même de Russie, appâtés par un salaire exponentiellement plus élevé. Seule demeurait Tungstène, qui ne souhaitait ni l'argent, ni la renommée, simplement un emploi convenable, des cibles pour ses poings, quelques armes et des bagnoles.

Son ordre de mission en poche, T. ne tarda pas à faire vrombir le moteur de son jouet favori. Direction l'Espagne, où l'appelait une affaire aussi dangereuse qu'exaltante : une histoire de cigarettes...

Une tête rousse émergea de la banquette arrière. L'assistante du jour, une certaine Isidor, s'était endormie durant les premiers kilomètres. Elle était aussi maigre qu'un phasme, assez lente d'esprit pour pointer la Tour Montparnasse en s'extasiant « Eiffel ! Eiffel ! ». Elle avait néanmoins l'avantage d'être bilingue, une aubaine pour Tungstène qui ne parlait même pas correctement français.

Isidor enjamba le siège et s'assit à l'avant de la décapotable. Bien curieuse, elle souleva les essuies-glace et en retira l'ordre de mission malmené par le vent. Elle grimaça à sa lecture et osa déranger Tungstène dans l'exercice divin de la conduite sans limitations de vitesse - le privilège des espions.

- Un paquet de cigarettes ? C'est pour ça qu'on m'a embauchée ? Serait-ce une blague ?

Comme Tungstène ne réagissait pas, Isidor eut l'audace d'agiter sa main devant les yeux de l'espionne. Elle récolta une droite maîtrisée, un regard noir et de belles paroles :

- Ouvre encore une fois la bouche pendant que je conduis, et je te les fais bouffer, tes cigarettes.

L'espagnole s'enfonça dans la mousse du siège. Elle était si fine qu'elle disparut dans les coutures. A peine partie, elle regrettait déjà d'avoir signé ce contrat. Tout ça pour des clopes...

L'affaire, pourtant, était on ne peut plus sérieuse. Combien de frontaliers rapportaient chaque soir des paquets espagnols - moins chers que les français - pour en faire un commerce familial très rentable ?

La voiture fit une embardée. La portière arrière droite vola en éclats, pulvérisée contre la glissière de sécurité de l'autoroute. Isidor faillit passer par-dessus bord, ce qui fit rire Tungstène. Elle avait échappé le volant le temps de boire une bière. Derrière le véhicule, une camionnette freina pour éviter la collision. Elle dépassa l'agent T. en klaxonnant, ce à quoi l'intraitable espionne répondit en accélérant jusqu'à arriver au niveau du véhicule et, avec un regard méchant, elle donna un coup de volant vers la gauche, juste assez fort pour rayer toute la carrosserie noire.

Puis elle fit chauffer le moteur et disparut dans un nuage de poussière. A ses côtés, Isidor suait à grosses gouttes. La moitié de la décapotable venait tout de même de disparaître.

- La... la...

- Carrosserie ? Oui, c'est très embêtant. Je vais devoir me passer de ce modèle pendant quelques jours.

Elle éclata d'un rire rebelle. Une partie conséquente des revenus de l'agence passaient dans la réparation et l'achat de ces « caisses » que Tungstène affectionnait tant. Isidor craqua les coutures de son siège à force de se cacher dans la mousse.

Il n'y eut pas d'autre incident sur la route de l'Espagne. Le fait est assez rare pour être souligné. L'interprète intérimaire n'ouvrit plus la bouche, par peur de déclencher la folie automobile de sa coéquipière. Durant le trajet, elle médita sur la mort, bien contente d'avoir changé de place avant que la portière arrière ne se désintègre contre le garde-fou.

Enfin, après seulement quatre heures passées sur la route - les distances paraissent si superficielles lorsque l'on roule à 200 kilomètres à l'heure... - les deux jeunes femmes arrivèrent à Pau. Isidor se sentit flouée. Tungstène avait parlé de sa belle patrie natale. Où était-elle, l'Espagne ? Lui avait-on menti ? Indignée, elle couina :

- L'agence me prend pour une quiche, ou quoi ? On est pas en Espagne, là !

Tungstène soupira. Elle écopait toujours des pires coéquipiers, peut-être parce qu'ils étaient précisément les seuls assez dérangés pour accepter un tel contrat. Depuis que son fidèle Winker - alias Scotch - s'était brisé le bras droit et attendait de se rétablir, elle avait plus ou moins estropié, aveuglé, mutilé, tué ou torturé une quarantaine d'intérimaires.

Alors que son cher Scotch la sauvait des pires déconvenues, devenant au fil des missions un appui indispensable, cette ribambelle d'agents éphémères ne faisaient que la gêner. Elle n'hésitait pas à s'en débarrasser dès que l'occasion se présentait, veillant toutefois à ne pas trop les amocher. Elle était peut-être une espionne dure à cuire, elle avait peut-être tué son lot de crapules. Elle rechignait cependant à assassiner sans raisons.

L'un était une tête brûlée, au sens propre comme au figuré. En voulant capturer leur cible avant Tungstène, il avait fini le crâne sur une clôture électrique - postée à quelques mètres de lui, l'agent T. avait empesté le cramé durant toute une semaine.

Un autre, véritable hypocondriaque, avait tourné de l'oeil au premier coup d'accélérateur. Tiré de l'inconscience par le flash d'un radar, il avait succombé à une crise cardiaque lorsque Tungstène, pleine de bonne volonté, s'était assise à l'arrière du véhicule pour lui laisser le volant, alors même que la décapotable abordait un virage serré.

Enfin, le pire de la collection restait Hervé, un vieillard de quatre-vingt ans amateur de la gymnastique qui, en voulant insérer un CD dans le lecteur d'une Chevrolet, avait déclenché l'éjection de son siège...

Cette Isidor, elle se la coltinait depuis moins d'une demi-journée, mais elle avait déjà envie de la planter dans un bled en montagne, et d'expliquer toute émoustillée à Molosse que la pauvre, en voulant se soulager, était tombée dans un ravin. Tungstène était d'un genre assez susceptible. Les questions déplacées et supérieures de sa collègue d'un jour, fussent-elles rares, suffisaient à l'agacer.

- Mon suspect se trouve ici. Il fait passer des tonnes et des tonnes de clopes entre l'Espagne et la France.

- Et que comptez-vous faire ?

- M'installer en terrasse.

Elle arrêta sa décapotable sur un trottoir, juste sous un panneau « Interdit sauf livraisons ». Isidor la suivit bien qu'elle ne comprît pas comment Tungstène allait-elle débusquer son suspect en sirotant un café - naturellement, l'agent T. ne buvait que des alcools forts.

Les deux femmes passèrent devant une trentaine de bars, sans qu'aucun ne parût retenir l'attention de Tungstène. Isidor s'apprêtait à le faire remarquer, ce qui l'aurait certainement condamnée à une mort atroce, quand sa collègue l'invita à s'asseoir.

Le siège de paille était brûlé d'un côté, dépenaillé de l'autre. La devanture du café, dévorée par les mites, la porte hors de ses gonds, les tables rouillées, la serveuse ridée. Vraiment, Tungstène avait de drôle d'idées. Une rue auparavant, Isidor avait repéré un établissement très correct, aux nappes blanches, vitres propres, café latte. Elle se retint d'en faire part, l'idée qu'une espionne comme T. ne venait pas en ces lieux que pour se désaltérer commençant à émerger.

La serveuse ridée approcha. Son tablier sentait la bière, son haleine le tabac. Elle souriait, montrant des dents assez bien conservées par rapport au reste de son corps.

- Vous voulez boire quelque chose ? chevrota-t-elle.

- De la goutte.

- Pour moi, ce sera un cappuccino.

- Avec ou sans sucre ?

- Avec. Et un nuage de lait, au passage.

- On a pas d'ça chez nous, ma fille. Va falloir vous en passer.

Elle fit grincer la porte et partit chercher les boissons. Isidor, qui n'avait jusque là fait que critiquer ou pester, reprit son air béat. A chaque voiture rouge qui passait, elle levait un doigt, pour les compter comme une gamine dans un car scolaire.

Le café arriva. Il était froid. Amer. Elle se força à l'avaler. Assise en face d'elle, Tungstène observait la rue de ses petits yeux gris. Ils étaient fixés sur le mur d'en face, avec l'immobilité du marbre. Pourtant, il s'en dégageait une terrifiante impression d'omniscience. Isidor réprima un frisson, sûre que ces yeux voyaient plus net et plus loin, dans les choses et les gens, qu'un condor des Andes.

Une légion défila devant l'agent T. Des touristes, nombreux et bruyants, mais aussi des palois, suant sous le soleil de juillet. Tungstène ne sembla pas les remarquer. Tous, cependant, sentirent peser sur eux ce regard écrasant.

Soudain, elle se leva. Un peu raide, le pouls emballé. Elle reprit très vite une attitude moins suspecte, enfila sa veste, ajusta ses lunettes, prit Isidor par le poignet et se fondit dans la masse. Elle avait ancré son regard sur un chapeau melon qui zigzaguait entre les têtes.

- Que fait-on, là ? demanda Isidor qui, encore une fois, avait oublié de se taire.

- On suit le suspect.

La jeune interprète ne put retenir un sifflement admiratif. Tungstène avait reconnu un homme parmi une foule cosmopolite, grâce à une photographie floue agrafée à l'ordre de mission.

T. bouscula une vieille dame. Elle s'excusa sans ralentir - la mission avant tout, la politesse ensuite. Une première fois, le chapeau melon s'évanouit à un croisement. Tungstène le retrouva d'un mouvement de tête. Une seconde fois, une asperge en costard-cravate passa devant elle. Une seconde plus tard, Chapeau Melon avait disparu.

Défaitiste, Isidor s'arrêta net et s'assit sur un banc, enfouissant sa tête dans ses mains. Tungstène la regarda avec dégoût et résignation. Elle scruta les deux rues qui se déroulaient devant elle, moins bondées que les précédentes. Aucune trace du suspect.

- Isidor, à gauche, ordonna-t-elle.

Elle était déjà au milieu de la rue lorsque Isidor se leva à contrecœur. A sa droite, une vingtaine de logements. Si Chapeau Melon était entré dans un de ces immeubles, elle n'avait plus qu'à l'attendre sur le trottoir en espérant qu'il n'y ait pas d'autre issue. De l'autre côté de la chaussée, quelques boutiques déroulaient leurs façades colorées.

Tungstène se rapprocha. Elle plaqua son visage contre la vitre crasseuse de "Alexia Mode et Style". Une seule femme à l'intérieur, planquée entre des piles de vêtements. Alexia, sans doute, prit peur en voyant la tête de l'agent. Tungstène, quant à elle, prit peur en voyant les articles du magasin. On osait appeler ça de la Mode et du Style...

Sans décoller la tête, elle glissa sur la deuxième boutique. Celle-ci était pleine de rayonnages encombrés, entre lesquels on peinait à se faufiler. Tungstène ne repéra d'abord ni clients, ni vendeurs. Puis elle aperçut, entre deux rangées de boules à neige, un chapeau melon de feutre.

Pas le temps de prévenir Isidor. De toute façon, elle ne ferait que la gêner. L'agent T. ouvrit la porte en déclenchant un carillon insupportable. Elle fonça sur l'ombre du chapeau qui disparaissait déjà entre les souvenirs bon marché. Dans sa précipitation, elle renversa une Tour Eiffel miniature. Par peur de devoir payer la casse, elle prit le temps de repousser les débris sous les étagères.

Une quinquagénaire surgit alors derrière elle. Tungstène retint un cri, croyant son geste trahi. Mais la petite asiatique qui lui faisait face ne semblait pas énervée. Sans doute n'avait-elle pas vu le puzzle de Tour Eiffel glisser sur les carreaux poussiéreux...

- Vous cherchez quelque chose ? demanda-t-elle avec un sourire effrayant.

- Non, rien de spécial, répliqua sèchement Tungstène.

Elle tenta de se dérober. Le chapeau melon n'était plus qu'un point au fond de ce dédale. Mais la vendeuse asiatique, qui ne voulait pas la laisser repartir sans au moins quatre articles, lui barra le passage.

- Non non non ! Madame, je sais quoi vous faut.

Elle saisit une volée de magnets et les étala sur ses paumes.

- Regardez, regardez ! Ici, Château Pau ! Ici, Boulevard Pyrénées ! Ici, Arc Triomphe !

Tungstène était perplexe. Que faisaient la Tour Eiffel, l'Arc de Triomphe ou Beaubourg aux pieds des Pyrénées ? Agacée, elle bouscula la vendeuse, qui lui agrippa le bras.

- Je vous les fait moitié prix ! Non, tiers de prix ! Vous pas satisfaite, Madame ? Quart de prix ! Quart de prix, je vous dit !

L'agent T. n'eut pas le choix. Au nom de la Nation, elle saisit un rouleau à pâtisserie à l'effigie du général De Gaulle et l'abattit sur le crâne de la vendeuse invasive - avec un minimum de retenue, ce qui n'empêcha pas le coup de porter. L'asiatique s'effondra en emportant un régiment de boules à neige. Tungstène se mit à courir à la poursuite de Chapeau Melon, en manquant de trébucher sur les rares colifichets intacts.

Cette femme était une plaie. Elle n'était pas mécontente de s'en être débarrassée. Pourquoi tous les vendeurs envahissants qui lui posaient problème étaient-ils asiatiques ? Elle avait connu un vietnamien, pourtant, qui était l'un des meilleurs amis de sa vie. Ou encore ce chinois qui avait accompli l'exploit de rester à son poste d'assistant-Tungstène pendant trois mois ! Vraiment, elle avait rencontré des asiatiques bien plus aimables, polis, intelligents que des français, des allemands, des anglais. La couleur de peau ne voulait rien dire, pas plus que la religion ou le sexe. Elle, Tungstène, s'en foutait royalement. Mais, étonnamment, malgré sa volonté de braver les stéréotypes, elle se heurtait toujours à des vendeuses asiatiques insupportables... ce à quoi on aurait aisément répliqué que bizarrement, tous les PDG du Cac 40 étaient des hommes, ou encore que les Présidents de la République Française avaient tous été blancs. Le problème ne serait donc pas les asiatiques, mais la société toute entière, avec ses codes et ses préjugés ? Trop de réflexions philosophiques pour l'agent T., qui écopa d'un atroce mal de crâne.

Chapeau Melon disparut encore derrière un présentoir à cartes postales. Tungstène vira à bâbord et eut juste le temps de le voir prendre l'allée des porte-clés kitchs. Elle avisa alors un rayon plein de lunettes de soleil pour enfants de trois ans - le modèle rose à paillettes lui tapa dans l'œil. Elle remonta les siennes et chaussa la paire, beaucoup trop petite, qui lui donnait un air de chameau maquillé. C'était l'essentiel : il ne fallait surtout pas que son suspect la reconnaisse.

A droite. Au fond. A gauche, gauche, pas la droite ! Tungstène glissa sur des dalles encore mouillées, se prit une guirlande promotionnelle dans la bouche et les yeux, heurta de plein fouet une table basse. Chapeau Melon était de plus en plus lointain. Il louvoyait entre les rayonnages avec une inconstance frappante, comme s'il s'amusait à la faire courir.

Gauche. Droite. Gauche. Gauche. Poteau. Aïe. Gauche. Droite.

Soudain, la lumière fut. Tungstène jaillit sur le trottoir. Sa tête lui tournait, elle en avait plus qu'assez de ce manège. Il lui fallut trois interminables secondes pour comprendre qu'elle était sortie de "La Boîte à Trésors de Maddie". Trois autres pour apercevoir Chapeau Melon qui courait de l'autre côté de la rue.

Tungstène pesta. Il l'avait bien eue ! Sans plus attendre, elle se mit à courir. Un camion manqua de l'écraser alors qu'elle traversait la chaussée. Elle ne ralentit pas pour autant. Mieux, elle ne cessait d'accélérer, gagnant peu à peu du terrain sur son suspect. La chasse reprit, aussi riche en péripéties.

Droite. Gauche. Touristes. Droite. Poubelles, poubelles, poubelles !

Après un interminable circuit, elle s'engagea dans une rue qu'elle reconnut aussitôt pour l'avoir empruntée à son arrivée. Un peu plus loin, le bar où Isidor et elle avaient guetté Chapeau Melon.

Un vrombissement la tira de ses pensées. Le suspect, confortablement assis au volant d'une Mercedes, fonçait pleins gaz sur elle. Tungstène sauta sur le côté, échappant de justesse à la mort. Elle remercia ses vieux réflexes, sortit un revolver de sa ceinture, visa Chapeau Melon, tira. Mais le véhicule avait fait une embardée. L'agent T. réitéra l'essai, sans plus de succès. Alors, maudissant Chapeau Melon, elle tira à la suite trois coups sonores qui vinrent transpercer le pneu arrière gauche de la Mercedes.

Le véhicule ne ralentit pas pour autant. Un pneu crevé le ralentirait, abimerait sans doute les jantes, mais il ne lui ramènerait pas son homme. Tungstène courut, tournant la tête pour chercher sa propre voiture, stationnée à quelques rues du bar. Par chance ou ironie du sort, la Mercedes de son suspect filait dans la même direction. Elle ne le perdrait donc pas de vue.

Après encore quelques minutes de course, qui firent haleter Tungstène, un décor familier commença à apparaître. L'agent T. n'avait pas une excellence mémoire visuelle, mais elle reconnut quelques détails : le mur décrépi tagué de part en part, la poubelle jaune renversée, le panneau "Interdit sauf livraisons"... Elle était persuadée d'être au bon endroit. Pourtant, pas la moindre trace de sa voiture.

Un déclic se fit. Elle leva piteusement les yeux sur le même panneau d'interdiction, fautive, comme pour s'excuser de son manque de prévoyance. Puis elle vit rouge et vida son barillet, trouant le panneau, faisant hurler les passants qui crurent à un attentat.

- Putain de panneau !

Alors que la Mercedes du suspect s'évanouissait au prochain croisement, Isidor se matérialisa aux côtés de sa supérieure. Mais avant qu'elle n'ait eu l'occasion d'ouvrir la bouche, Tungstène saisit le col d'un adolescent de passage. Elle le posa sur le trottoir comme un déchet et enfourcha son vélo, plantant une Isidor médusée.

Chapeau Melon ne semblait pas pressé. Il respectait toutes les limitations de vitesse, roulait en deçà des trente kilomètres à l'heure imposés. Sans doute se plaisait-il à la voir galérer. Tungstène pédalait avec fureur, si bien qu'elle atteint en quelques rues seulement la voiture de son suspect. L'intéressé ne la remarqua sans doute pas, se croyant sorti d'affaire, car il ne pressa pas l'accélérateur. L'agent T. le suivit ainsi jusqu'aux portes de la ville, restant un peu en retrait pour ne pas se faire repérer. Elle avait décidé de le filer jusqu'à sa planque, pour mieux le cueillir dans sa tanière.

Ses cuisses commencèrent à souffrir lorsque les premiers reliefs montagneux surgirent sous le bitume. La Mercedes accéléra soudainement, libérée des contraintes de la ville, et fit quelques pointes à cent kilomètres à l'heure. Tungstène pédalait comme une dingue, mais elle ne put évidemment pas rattraper Chapeau Melon et ses excès de vitesse.

La côte était rude. Les pentes se faisaient plus nombreuses, longues, fortes. Le vélo poussait de petits grincements. Tungstène endurait un supplice. De temps à autres, elle devinait les contours de la Mercedes au bout d'une ligne droite, un mirage entre les sommets toujours plus acérés, toujours plus escarpés.

Tungstène avait soif, chaud et froid en même temps. Elle était battue par le vent qui, comme un million de lames, tranchait sa chair à vif. Ses muscles crispés manquaient de l'abandonner, mais son mental, un bloc de tungstène, le plus résistant des métaux, la forçait à tenir le coup, sous la torture, pour la mission, pour choper ce type qui faisait passer des cigarettes à la frontière. Elle le poursuivait avec autant de hargne qu'un tueur en série ou un violeur. C'était son objectif, rien ne la ferait dévier, échouer.

Une portion de plat, enfin. Tungstène accéléra, sourde aux suppliques de ses cuisses et de ses mollets. Le vélo était trop petit, une difficulté supplémentaire avec laquelle elle était forcée de composer. Sur sa gauche, un pan de roche masquait le ciel. A droite, une petite aire de repos, toute mignonne avec ses bancs de bois, son toboggan, ses toilettes plus crasseux qu'un ravin plein de boue. Une famille riait gaiement, assise dans l'herbe, une couverture posée entre parents et enfants, sur laquelle quelques sandwiches attendaient d'être mangés.

Tungstène eut un sourire peiné. Elle répugnait à rompre cette insouciance familiale. Hélas, pour la Nation, pour la Justice, pour l'Égalité, pour son Salaire, elle n'avait pas le choix.

- Mains en l'air, vous quatre ! cria-t-elle en sortant son revolver.

Les gamins hurlèrent. Elle tenta de les rassurer d'un sourire, et réussit à les effrayer plus encore. Les parents étaient sonnés. Ils levèrent les bras avec incompréhension. Que pouvait-on bien leur vouloir ?

- Filez-moi les clés de la bagnole. Vite.

Le mari les lui jeta aux pieds. Elle les ramassa sans abaisser son arme, monta dans la voiture, gratifia la famille d'un sourire et dit :

- Je vous la ramènerai.

Elle appuya sur le champignon et avala les kilomètres aussi bien que les excès de vitesse. Tungstène fit rugir le moteur. La voiture roula à son maximum, cent-soixante-dix kilomètres à l'heure et des poussières. La vitesse, l'air dans ses cheveux - elle avait ouvert les fenêtres - lui faisaient un bien fou. Elle rit aux éclats en repensant à la tête des parents. Les pauvres ne pouvaient pas deviner que le barillet était vide ! Les gosses, en revanche, lui avaient fait de la peine. Elle espérait leur rendre le véhicule avant qu'ils ne soient morts de froid ou de faim sur une aire de repos miteuse. Elle le leur avait promis. Aucun mot, néanmoins, sur l'état de ladite voiture après la course poursuite...

La Mercedes de Chapeau Melon se dessina à l'horizon. La route était ininterrompue, elle n'avait aucune chance de le perdre. Il allait vite, trop vite pour les radars, mais pas assez pour distancer Tungstène. La voiture familiale, bien que pleine de miettes, de cailloux, n'allant pas même à deux-cents kilomètres à l'heure, et franchement, franchement moche, arrivait à talonner la Mercedes. Le tout, parce que Chapeau Melon se croyait débarrassé de l'agent T...

Après deux heures à serpenter entre les cols, Tungstène franchit la frontière espagnole. Étonnamment, l'air ne fut pas plus chaud, un taureau de corrida ne défonça pas son pare-chocs, une danseuse de flamenco ne surgit pas en travers de la chaussée en portant une banderole "¡Viva España!"... Tungstène, habituée aux stéréotypes, fut un peu déroutée de constater à quel point la France et l'Espagne se ressemblaient aux alentours de la frontière.

La Mercedes de son suspect quitta la route au premier croisement. Assommée par la chaleur qui régnait dans la voiture, malgré des fenêtres grandes ouvertes - la faute à une putain de climatisation en panne ! - l'agent T. oublia de tourner le volant et poursuivit sa course en ligne droite. Elle remarqua alors que Chapeau Melon avait disparu et, convaincue qu'il n'était pas magicien, tourna la tête. Les yeux exorbités, elle le vit s'éloigner par un petit chemin perpendiculaire, fit un tête-à-queue qui eut sans doute fait vomir Isidor, appuya sur l'accélérateur pour arracher au moteur quelques kilomètres à l'heure supplémentaires, s'engouffra sur le chemin caillassé et figea de nouveau ses yeux sur le chapeau de feutre, rassurée mais le coeur virevolté.

Un décor lunaire se profila à sa droite, comme brûlé par une coulée de lave. De rares buissons y poussaient. Par endroits, cette chair calcinée se parait d'un voile de sable. Tungstène se serait crue au Texas si, de l'autre côté de la route, un pan entier de roche n'était pas recouvert d'herbe bien fraîche.

La voiture vira à droite. Surgit alors devant Tungstène, entre trois blocs de pierre monumentaux, une petite vallée encaissée, mi-caillasse, mi-gazon, avec en son centre un entrepôt dont les murs, le toit et la grande porte coulissante, tous faits de tôle rouillée, lui conféraient un aspect miteux et terrifiant.

L'agent T. freina à l'entrée de la petite place et tapit sa voiture dans l'ombre. Chapeau Melon, peu pressé, gara sa voiture juste sous le petit auvent et entra dans le hangar avec un vacarme digne d'un abattoir - la comparaison n'échappa pas à Tungstène, qui eut une pensée émue pour les pauvres bêtes. Elle était une fervente défenseuse de la cause animale, non qu'elle voulût devenir végétarienne, simplement qu'on traite avec un peu d'humanité les condamnés et, puisqu'il le fallait, qu'on limite notre consommation effrénée.

Après que l'homme se fut évanoui dans l'obscurité du hangar sans avoir, bénédiction ! refermé cette foutue porte, Tungstène décida de planter sa voiture entre les deux murs de roche. Elle rallia l'entrepôt d'une foulée énergique, ne manquant pas une occasion de faire monter son rythme cardiaque, avec l'espèce de manie des sportifs qui, par peur que leurs capacités dûment acquises ne les quittent en traître, s'efforcent de les tester à longueur de journée. L'activité physique, sans être son Graal, plaisait à Tungstène, car elle lui permettait de taire ses pensées dissonantes en plus de renforcer sa musculature - bien utile pour coller un pain aux ennemis.

L'agent T. activa alors le mode "discrétion". Pas celui qu'elle maîtrisait le plus, et encore, quel euphémisme ! Mais en tant qu'agent secret, elle se devait d'être un peu plus fine que la normale. Et Tungstène, loin d'être une mauvaise employée, savait adopter une allure aussi feutrée qu'un chat lorsque les circonstances le nécessitaient, quitte à marcher comme un éléphant le reste du temps.

A pas mesurés, donc, elle pénétra dans le hangar de la mort. Un décor de film d'horreur, vu de l'extérieur. Isolé de la civilisation par des tonnes de pierre. L'intérieur, cependant, se révéla moins glauque que prévu, malgré l'obscurité presque totale. Des barres de néons descendaient du plafond, sans doute grillées depuis des lustres - bien qu'un lustre, en cristal ou en verre, coloré de la tête aux pieds, soit autrement plus élégant que ces réglettes d'hôpital.

A gauche, à droite, des rangées de caisses, si bien alignées que cela en devenait suspect. Au sol, un béton à peine ciré, très grossier mais fonctionnel. Un transpalette jaune, qui ne devait pas servir beaucoup puisqu'il n'y avait que des caisses, et pas de palettes. Et, omniprésente, une immonde odeur de tabac. Elle empestait toute la construction, étouffait la pauvre Tungstène qui n'avait jamais fumé de sa vie - elle n'en voyait pas l'intérêt, connaissant les joies des alcools forts. Plus aucun doute possible : elle tenait le repère de son suspect.

Elle s'avança dans les allées, aussi rectilignes que Manhattan. Elle remarqua de nombreuses portes et comprit, un peu tard, qu'on ne faisait pas que stocker ici. Des bureaux, sans doute, voire des couchettes pour les employés. Ou encore d'autres pièces moins recommandables. Qui sait ce qu'un contrebandier demandait à son architecte au moment de la construction ?

L'odeur de tabac lui monta à la tête. Tungstène sentit comme des grains pointus lui remonter dans la gorge, perforer ses poumons, le sang se déverser dans tout son corps, ses forces l'abandonner. Elle était tellement obsédée par la clope qu'elle n'entendit pas les pas se rapprocher dans son dos. Même les agents les plus réputés avaient leurs moments de faiblesse.

Il suffit d'un coup, un seul, pour faire tomber l'irréductible Tungstène.

*

Découvrez la suite de cette nouvelle sur Wattpad. Rendez-vous à l'adresse suivante : 

https://www.wattpad.com/923776637-agent-tungst%C3%A8ne-mauvaise-pioche-%C3%A0-barcelone-partie

Mon identifiant est @De_page_en_page. 

© 2020 Blog De page en page. Tous droits réservés.
Optimisé par Webnode
Créez votre site web gratuitement ! Ce site internet a été réalisé avec Webnode. Créez le votre gratuitement aujourd'hui ! Commencer