La Maladie incurable
Un frisson partit de sa jambe et remonta lentement le long de sa colonne vertébrale, s'attardant insidieusement sur chaque vertèbre. Un autre, plus froid, plus piquant, se jeta sur son coeur, lui arrachant un cri étouffé.
Bientôt, une armée de ces frissons tortionnaires prit possession du corps de Vana. De violents spasmes l'agitèrent, la poussant dans toutes les directions. Une vague de douleur lui lacéra le dos, le choc la projetant en avant. Puis un amas d'épines acérées explosa dans son ventre. Tout son être se transforma en douleur. Son visage se contracta tellement qu'elle état méconnaissable, ses ongles se plantèrent dans ses paumes ensanglantées et ses dents mordirent si fort ses lèvres qu'un flot de liquide rouge dégoulina le long de son cou.
Enfin, la douleur s'estompa, recula. Lentement, Vana reprit possession de son corps et de son esprit, essuya son sang d'un revers de manche, et laissa couler des larmes. Une moitié d'entre elles étaient des larmes de douleur, contenues par ses paupières contractées, qui désormais pouvaient s'épandre sur ses joues. L'autre moitié était faite de soulagement pur. Un soulagement intense, charnel, mais éphémère. Car Vana savait que cette monstrueuse douleur reviendrait sous peu. Deux jours que cela durait, et le phénomène s'amplifiait tout en devenant plus fréquent.
La jeune femme avait d'abord hésité à se rendre chez son médecin. Une peur bleue des hommes et femmes en blouse blanche la hantait depuis son plus jeune âge. Elle avait hurlé de douleur des heures durant, s'était griffée au sang pour tenter de déloger le monstre qui l'habitait, mais elle avait refusé de consulter.
Puis, ce matin, elle s'était réveillée avec une seconde conscience. Un autre esprit, lové dans son crâne, saluait son âme. D'abord amical, il était progressivement devenu retors, malveillant. Et, en ce début d'après-midi, il avait tenté de prendre le contrôle. L'esprit de Vana, dans un élan désespéré, l'avait tant bien que mal repoussé, mais il devenait urgent pour elle de se faire soigner. Car, au prochain assaut de cette conscience étrangère, les murailles céderaient sans peine.
- Levez-vous, s'il vous plaît, articula froidement le docteur Agnès.
Vêtue de son éternelle blouse blanche, que craignait tant Vana, elle se tenait dans l'encadrement de la porte menant à son cabinet de consultation. Son âge avancé n'était visible que sur ses traits fendus, son corps se portant visiblement à merveille. Certains rapportaient l'avoir vue courir en plein hiver, alors qu'elle fêtait ses soixante-dix-neuf ans. Corps de fer, mental en acier. Personne ne connaissait son nom de famille, aussi l'appelait-on Agnès l'Implacable - surnom qui lui allait à merveille.
Sans douceur aucune, elle invita Vana à entrer dans son antre. La jeune femme, encore souffrante, la suivit en boitant. Elles s'assirent toutes deux au grand bureau de chêne du docteur, et Agnès darda sur sa patiente deux yeux noirs, froids et rigides, implacables. Elle posa sur le bois verni deux mains sèches, froides et rigides, implacables. Et elle éleva la voix, une voix grave, froide et rigide, implacable.
- Quels symptômes présentez-vous, Mme Lee ?
- Je... Heu... bégaya-t-elle, peinant à remettre ses pensées en ordre suite à un nouvel assaut aussi bref qu'imprévu du monstre de douleur.
- Je ne suis pas orthophoniste, Mme Lee. Si vous avez des problèmes d'élocution, je vous invite à consulter mes confrères, s'agaça le docteur Agnès.
Lana mit un certain temps à répondre à la provocation, tentant de se souvenir de chaque parcelle de douleur qui l'avait torturée durant deux jours.
- J'ai des frissons, des tremblements, des spasmes, avoua-t-elle enfin. Des piques qui me dévorent les entrailles, du verre pilé partout dans mon corps, un orchestre désaccordé dans les oreilles et une brume aussi épaisse que glacée devant les yeux. Et, surtout, je... j'ai quelqu'un d'autre dans ma tête.
Agnès parut méditer ces paroles quelques secondes. Puis, sans crier gare, elle hurla :
- L'amour, Mme Lee. C'est l'amour ! Vous présentez tous les symptômes d'une maladie du coeur, seulement elle est chez vous si forte qu'elle dépasse tout ce que j'ai pu observer au cours de mes nombreuses années d'exercice.
Reprenant son souffle, l'horrible mégère guetta la réaction de Vana. Mais la jeune femme était déconnectée de la réalité. Tout juste parvint-elle à articuler :
- Que faut-il faire, dans ce cas ?
La réponse du docteur ne tarda pas, froide, rigide, implacable :
- Pour soigner son coeur, Mme Lee, il faut aimer. Aimer. Si l'amour est une chose que l'on reçoit aisément, il nous est très ardu - sinon impossible - de l'offrir. Je crains que votre cas soit si grave qu'il ne puisse être guéri à temps.
Sur ces paroles, le docteur Agnès se leva, salua sa cliente et la poussa hors de son cabinet.
Lana Lee mourut sur le pas de sa porte, terrassée par l'amour qu'elle n'avait jamais su donner.
L'amour n'est dangereux que si on le garde emprisonné dans son coeur. Libérez-le, et votre coeur et votre esprit seront à jamais immunisés contre les peines de la vie. Car la vie est juste, et vous donnera autant, voire plus encore que vous ne lui offrez.
Le tout est d'oser ouvrir son coeur...