La Barque
Il était presque minuit lorsque Théodore, avocat de soixante ans, quitta son cabinet. Ah ! Quelle journée difficile ! Entre les dizaines de rendez-vous qui s'étaient enchaînés et la panne de chauffage survenue très tôt dans la matinée, le pauvre homme n'avait pas pu s'accorder une minute de pause. C'est donc d'un pas lourd, traînant, fatigué et éreinté, qu'il prit la direction de son domicile.
Pas une personne dans les rues de la banlieue parisienne. Il était seul en prise avec le froid lorsque, quelques instants plus tard, il s'effondra à terre, le souffle court, l'esprit évadé. Un flocon de neige solitaire vint se poser sur son visage ridé. L'adieu de la nature...
*
Lorsqu'il se réveilla, Théodore n'en crut pas ses yeux : du Paris enneigé qui l'avait vu perdre conscience ne restait rien. Seule demeurait une étendue grise de fumée rappelant vaguement la forme des bâtiments de la capitale. Un univers de spectres gris. Une vision parfaite ? Non. Il subsistait bien quelque chose de la ville natale du vieil avocat, une chose si belle, si douce : la Seine. Le fleuve était là, au milieu de la brume, et on pouvait lire dans sa chair l'âme même de l'antique Lutetia. En plongeant son regard dans les eaux anormalement limpides de la Seine, Théodore crut un instant être revenu à la réalité, tant le fleuve parvenait à recréer le fourmillement perpétuel qui faisait vivre les rues du coeur de Paris.
Puis l'eau redevint trouble, et Théodore fut comme lâché du haut d'une falaise. Il redevint tout d'un coup un vieil homme perdu dans la brume, quittant le pétillant garçon courant dans les avenues de la capitale qu'il avait aperçu entre deux vaguelettes.
Perdu, l'avocat s'assit sur la rive du fleuve, prennent toutefois garde de ne pas tremper son corps dans l'eau, intimement convaincu que le monstre qui l'avait arraché à cette vision idyllique rôdait toujours.
Le temps passa, aussi lentement que rapidement, comme si le sablier des heures permettait aux grains de sable de tomber à la vitesse qu'ils souhaitaient. Théodore, lui, ne réfléchissait plus. Il rêvait. Il se laissait flotter dans l'immensité de cette ville de brume, comme un enfant bercé par la voix de sa mère.
Pendant que l'avocat se laissait porter par le fleuve des songes, un vieil homme barbu s'était approché. Juché sur une barque toute de brume constituée, il attendit patiemment que Théodore sorte de sa transe.
Sentant une présence à proximité de lui, l'intéressé ouvrit péniblement les yeux. Il regarda l'homme et sa barque, indifférent. Le batelier prit alors la parole :
- Une traversée ?
- Une traversée ! Pourquoi voudrais-je franchir ce fleuve, alors que l'autre rive ressemble en tout point à celle-ci ?
- En apparence seulement.
- Et pourquoi devrais-je vous croire ?
- Avez-vous déjà observé une géode ? De l'extérieur, il ne s'agit que d'une vulgaire roche. Mais une fois ouverte, elle dévoile toute la beauté de ses cristaux colorés.
- Certes.
- Ne souhaitez-vous donc pas découvrir l'éclat de l'autre rive ?
- Toute merveille a un prix.
- Hélas, vous avez raison. Donnez-moi quelque richesse que vous possédez, si minime soit-elle, et vous embarquerez avec moi.
- Je n'ai que deux richesses : ma famille, qui surpasse toutes les merveilles, et mes défauts, sans qui je n'ai plus rien d'humain.
- Vous parlez bien. Mais c'est malheureusement trop peu. Rares sont ceux qui ont pu traverser sans payer. Plus rares encore sont ceux qui ont survécu après avoir quitté cette embarcation.
- Je regrette, mais je n'ai rien d'autre à vous proposer.
- Très bien. Reculez, alors.
- Pourquoi ?
- Ce fleuve est mon territoire.
- Il est aussi la seule beauté de ces lieux. Je ne peux détourner mon regard de cette eau. Elle est la lumière de cet endroit.
- Misérable ! Ne sais-tu donc pas qui je suis ? Ne connais-tu donc pas la réputation de mon maître ? cria l'homme de la barque, rouge de colère.
- Si, répondit Théodore. C'est bien pour cela que je veux rester ici. Alors, si vous m'en empêchez, il ne me reste plus qu'un solution.
Et sous le regard ahuri de l'homme barbu, il plongea dans l'eau trouble du mystérieux fleuve. A son contact, son corps entier fut dissout, consumé. Mais le bâtelier avait eu le temps d'apercevoir sur le visage de Théodore un immense sourire.
L'affront le plus fort que l'on puisse faire à la faux.
Un immense et superbe courage, qui réussi à arracher à l'homme de la barque une larme.
La seule larme qu'il eut jamais eue...