La voix de la raison

27/01/2020

Devancée par une infirmière à la blouse immaculée, et talonnée par un soldat casqué et armé, Miss Leida Khan, jeune étudiante en droit, s'efforçait tant bien que calmer son pouls affolé. L'étrange groupe traversa plusieurs couloirs, ouvrit de nombreuses portes, en ferma autant, pour arriver jusqu'au cabinet du Docteur Borean.

Affalé sur son fauteuil, l'éminent spécialiste sirotait une boisson alcoolisée tout en lisant le dernier roman d'un auteur international. Sans lever les yeux de l'ouvrage, Borean commença son examen.

- Hmm... Un spécimen rare... Grande, mince, ce qu'il faut de musclée... Ah ! Dents cariées, les deux dernières molaires en haut à gauche. Ainsi qu'un léger strabisme... Oh ! Mais comment ai-je pu manquer cela ! Quelle laideur, vraiment, quelle laideur ! Je regrette, Miss Linda Khon, mais...

- C'est Leida Khan, Docteur.

- Evidemment. N'est-ce pas ce que je viens de dire ? Arrêtez donc de m'interrompre, si c'est pour dire de pareilles idioties. Bon... Reprenons... Je suis navré, mais votre constitution ne peut compenser la laideur de vos traits.

- Je... Je ne comprends pas, Docteur... Je n'ai pas de problèmes dentaires, ni visuels ! Je suis plutôt petite, pour dire vrai, mais jamais on ne m'avait accusée d'une telle laideur ! Vous... Ne... Vous ne m'avez pas même regardée !

- Il suffit ! Je ne peux décemment vous laisser insulter de la sorte ma profession. Infirmière, conduisez-la au puit 44...

D'un coup de pied, il fit tomber Leida. Le soldat la releva brusquement, l'infirmière reprit sa place de meneuse, et le trio repartit en direction du puit 44.

Le puit 44... La pauvre Leida Khan connaissait la sordide réputation de cette porte des Enfers, de ce trou sans fond qui ne menait pas au Pays des Merveilles, mais plutôt aux tréfonds de la Terre. Hurlant, se débattant avec la rage d'un enfant arraché à ses parents, elle tenta de repousser l'inévitable, ne serait-ce que d'une seconde.

Dans son désespoir aveugle, elle ne vit pas le puit 44 approcher, le soldat la soulever, l'infirmière les pousser tous deux. Ni même une grille meurtrière déchiqueter le garde pour la laisser seule et intacte passer cette frontière maudite. Elle dut perdre connaissance à cet instant précis.

L'inconscience fut brève. Leida en fut tirée par le choc de son dos contre la pierre dure des Tréfonds. Tout juste eu-t-elle le temps de hurler de douleur avant de sombrer à nouveau...

*

Un fin ruisseau turquoise séparait la clairière en deux. Tout autour, une forêt paradisiaque affichait ses couleurs irréelles, des nuances de vert pour les feuillages aux tons rouges, jaunes et bleus qui composaient les fleurs.

Une orchidée bleu nuit semblait un ciel étoilé grâce aux grains de pollen qui parsemaient ses pétales. Une fougère écarlate enflammait la végétation alentour, tandis que de timides plantes rosées sortaient du sol immaculé. Enfin, un petit bassin arrosé par le ruisseau, situé plus à gauche, était parsemé de fleurs de lotus allant du blanc au bleu, du jaune au rouge, du violet au rose...

Au milieu de ce patchwork naturel, de ce concentré de beauté sauvage, Leida étendait ses bras dénudés, caressait l'herbe de sa peau douce, rafraichissait la flore de son souffle humide qui sentait le jasmin.

Un oiseau solitaire, jeune colibri frivole, vint titiller la jeune femme de ses ailes si vives. Mais, par un drôle de hasard, ce fut à son départ que Leida se redressa, reposée autant que déboussolée.

Titubant à la manière d'un nouveau-né, la jeune femme observa la clairière. Cette nature, si splendide, si parfaite, l'impressionnait. Et ces lotus... Elle courut vers le bassin, se pencha et huma leur parfum voluptueux, composé de milles senteurs enivrantes. Toutes ces odeurs familières ou exotiques, lavande, rose, feuille de thé, cannelle, bois de cèdre, olivier, romarin, safran, encens, lilas, grenade, iris... envoûtaient Leida, à tel point qu'elle ne pouvait plus s'en détacher. Les effluves émanant des fleurs de lotus s'infiltraient dans ses narines, remontaient sa trachée, et emplissaient ses poumons d'une musique olfactive aussi riche qu'obsédante. Puis ces odeurs possessives envahissaient son esprit, lui tournant la tête, perturbant ses sens, jouant leur symphonie perverse.

Une piqûre vive au creux de la nuque tira Leida de sa transe.

Le colibri la dévisageait tout en battant des ailes à un rythme effréné. Le pouvoir terrifiant des fleurs de lotus s'était évanoui hors de son corps, cependant une légère sensation accompagnée d'une faible odeur subsistaient.

Encore secouée par l'expérience qu'elle venait de vivre, la jeune femme s'étendit sur l'herbe douce et ferma les yeux.

*

Elle poussa un cri en ouvrant les yeux. Plus de forêt luxuriante, plus de lotus envoûtants, plus de colibri joueur. Devant elle s'étendait un océan tirant entre l'indigo et le marine, si grand qu'il englobait toute l'horizon. Mais cet océan n'était pas normal, ni même rationnel. Car à sa surface flottaient non pas des bateaux, mais des nuages ! Un océan de nuages candides, petits ou grands, qui sortaient parfois des flots au gré des vagues.

Leida, perchée sur une falaise abrupte, se pencha pour mieux observer cette étendue paisible autant que déroutante. Immédiatement, le balancement des nuages cotonneux l'hypnotisa. Il la fascinait par sa régularité, sa légèreté, son irréalité. Que les nuages paraissaient doux ! Qu'ils semblaient confortables ! Il n'y avait qu'un pas à faire pour pouvoir enfin se lover dans ces masses volatiles, ces paradoxes physiques si charmants, accueillants, bienveillants, séduisants... Entre volonté et inconscience, Leida se redressa mécaniquement et leva la jambe droite, prête à rejoindre l'océan.

Une piqûre vive au creux de la nuque tira Leida de sa transe.

De nouveau, le colibri la scrutait de ses minuscules yeux d'oiseau. Il avait l'air colérique et accusateur. La jeune femme, encore sous le choc, ne put supporter le poids de ces incriminations. Aussi préféra-t-elle pour la énième fois laisser partir son esprit loin de tous ces tracas.

Le petit colibri s'en trouva plus agacé. « Quand même, cela commence à faire. Je pensais que les humains étaient plus résistants, et moins influençables... », pensait-il certainement.

*

Lorsqu'elle se réveilla, le décor environnant Leida avait encore changé. Les nuages iodés avaient fait place à la dureté macabre de la pierre. Une pierre omniprésente, presque obsédante. Une grotte...

Leida entreprit de visiter ses immenses cavités, avec le secret espoir de dénicher une quelconque porte de sortie. Mais tout se ressemblait, tout se répétait, si bien que la jeune femme perdit rapidement toute mesure du temps. Combien de pas pouvait-elle faire en une minute ? Ou plutôt, combien de minutes fallait-il pour faire des pas ? Mais combien de pas, au juste ? Et pourquoi ne pas compter en pieds, cela changerait ! Non, non, ce qu'il fallait, c'était dénombrer les pierres sur lesquelles elle marchait. Ainsi, elle pourrait estimer le nombre de...

- Bonjour !

Leida sortit de ses délibérations internes en une fraction de seconde, terrorisée par cette apparition. Elle hurla, si fort que la grotte toute entière trembla. Puis, après une ou deux minutes de silence désespéré, elle se décida enfin à regarder la cause d'une telle frayeur.

A bien le regarder, on se demandait comment elle avait fait pour ne pas le remarquer plus tôt. Du haut de ses deux mètres cinquante, ce qui ressemblait au fantôme d'un basketteur habillé à l'indienne toisait la jeune femme en riant.

- Qu'est-ce qui vous fait rire ?

- Oh, rien ! Ah ah ah ! Rien !

- Vraiment, je ne trouve pas ça amusant. Pas du tout ! cracha Leida, vexée qu'on puisse se jouer aussi facilement d'elle.

- Moi, si. Terriblement. Vous auriez dû voir votre tête ! Ah ah ah !

- Qui êtes-vous, au juste ?

- Je ne sais pas. Je ne me suis jamais posé la question... En revanche, je sais qui tu es !

- Comment ça, vous savez qui je suis ? Vous m'espionnez ? s'inquiéta Leida.

- Non. Enfin, si. C'est... C'est compliqué. Tout ce que tu dois savoir, c'est que j'arrive à voir dans ton esprit.

- Et ?

- Et j'ai pu voir à quel point tu es fragile, jeune fille ! Tellement influençable qu'une pauvre fleur de lotus arrive à vaincre ton esprit !

- Ce que vous pouvez être macho ! Vous vous en rendez compte, au moins ?

- Pas la peine de se vexer, Leida. Je ne parle pas que de toi, mais de l'Humanité entière ! Vous autres, les Hommes, êtes si corruptibles, que c'en est déconcertant.

- Mais...

Une piqûre vive au creux de la nuque tira Leida de sa transe.

*

Avant même d'avoir pu défendre ses semblables, elle fut happée en dehors de cette vision, et se sentit peu à peu revenir à elle. Lentement, son pouls se stabilisa. Les sons de la réalité parvinrent de nouveau à ses oreilles, des sons agressifs, primitifs : ceux des appareils d'une salle d'opération. Affolée, elle ouvrit les yeux, pour découvrir une douzaine de médecins penchés sur elle.

Immédiatement, la peur laissa place au soulagement. Tout cela n'avait été qu'un rêve, une illusion sans substance.

Sans substance ? Que faire du génie, alors ? Qui était cette voix qui continuait de lui marteler que les Hommes sont trop faibles, corruptibles, fragiles, influençables ?

Elle obtint sa réponse un soir de mai, lors d'une de ses nombreuses insomnies. Ce ne fut qu'un souffle. Bref, mais précis. Et il disait : « Je suis la voix de la raison... »


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