Le Peignoir

15/01/2020

La station thermale de Sagen-Sagen, en république fédérale d'El-Mein, était réputée pour le fort taux de guérison des patients à la sortie de leur cure. Le succès des sources augmentait chaque année, obligeant la direction à embaucher de nouveaux agents.
Gertrude, du haut de ses cinquante ans, était l'une des nouvelles recrues. Sa mission : nettoyer de fond en comble les couloirs, de huit à dix-sept heure. Armée de sa serpillère, chignon strict et blouse bleue en prime, elle récurait depuis quelques temps déjà le sol de l'hôtel de la station thermale.
Son travail était assez répétitif. Une seule consigne : frotter. Gertrude avait même composé une chanson, malheureusement si pitoyable qu'il serait vain de tenter de la retranscrire ici. Les paroles, à l'image de la mélodie, étaient très recherchées :
- Frotter ! Frotter ! Il faut frotter ! Sagen-Sagen restera propre ! Frotter ! Frotter !
La pauvre femme chantait ce refrain à longueur de journée, de quoi exaspérer ses nouvelles collègues qui, déjà, la fuyaient. Mais revenons-en à cette huitième journée de travail. Gertrude venait d'entonner pour la septième fois cette belle mélodie lorsqu'elle vit, incrédule, un peignoir.
Mais pas n'importe quel peignoir, non ! Un peignoir flottant ! Il se mouvait au rythme de pas imaginaires, comme si son hôte était devenu invisible. Lentement, il traversa le couloir, sans paraître remarquer Gertrude, puis il tourna au premier croisement et disparut de son champ de vision.
La quinquagénaire, qui ne brillait pas par son intelligence et était habituée à toutes sortes de manifestations étranges, convint cependant, une fois la stupeur passée, qu'il s'agissait d'un effet de son imagination. Elle reprit donc son nettoyage, oubliant déjà le passage de ce drôle de peignoir.

*

Il était dix-sept heures, et Gertrude s'apprêtait à quitter son travail. Elle prit la direction des vestiaires, pressant le pas afin de rentrer au plus vite. Mais, lorsqu'elle ne fut plus qu'à quelques mètres de la porte, celle-ci s'ouvrit pour laisser passer une femme blonde n'ayant pas plus de trente ans, petite et mince mais toutefois assez belle.
- Gertrude ! Ma vieille ! Pousse-toi de là, tu remplit le couloir avec ta graisse, railla-t-elle d'une voix insupportablement aiguë et malveillante.
La pauvre quinquagénaire s'écarta pour laisser passer la peste. Mais, alors qu'elle n'avait pas fait plus de quelques pas, elle s'arrêta net, médusée.
- Marlène ? Qu'est-ce qu'y t'arrives ? demanda Gertrude, qui eut sa réponse lorsqu'elle se retourna : le peignoir était là, au milieu du couloir.
Toutes deux restèrent béates pendant quelques secondes, puis la dénommée Marlène reprit son assurance habituelle et se prit d'un fou rire.
- Quelle blague ! Je suis sûre qu'il y a quelqu'un là dessous ! La preuve, ma grosse, j'vais soulever ce peignoir !
- Marlène, je... je ne crois pas que ce soit une... bonne idée... balbutia Gertrude, en vain, car sa collègue s'approchait déjà du vêtement.
Lorsqu'elle fut assez proche, le peignoir se décida enfin à s'échapper, mais la belle blonde était rapide et, en quelques enjambées, elle réussit à arracher le peignoir et à le jeter au sol. Alors, contre toute attente, un cadavre de femme s'effondra au sol, libéré de l'emprise de ce tissu diabolique. Horrifiée, Gertrude partit en courant, mais Marlène resta, contemplant le vêtement avec envie. Elle avait toujours rêvé de devenir invisible, et ce peignoir lui offrait enfin cette occasion. En toute logique, elle l'enfila donc, inconsciente du drame qui allait se jouer.

*

Le jour suivant, Gertrude, encore terrorisée par les évènements de la veille, refusa de rester seule dans les couloirs. Elle passa la journée accompagnée d'Agnes, une gentille collègue qui ne parlait jamais. Tout se passa pour le mieux, et les deux femmes reçurent même les félicitations de leurs supérieurs.
Le soir venu, elles se dirigeaient vers les vestiaires lorsque Gertrude fut attirée par un morceau de tissu blanc dépassant d'un placard. Convaincue qu'il s'agissait du peignoir flottant, elle s'approcha avec méfiance et ouvrit la porte en reculant. Le spectacle qui s'offrit à elle était effrayant : à côté du peignoir était allongée Marlène, ou plutôt son cadavre.
La jeune femme qui hier encore semblait si jeune avait maintenant l'apparence d'une vieille morue, et son corps se décomposait en de multiples endroits. On voyait même des os dépasser de cet amas sans vie.
Gertrude et Agnes, frappées d'horreur, s'effondrèrent au sol, inconscientes. A leur réveil, le cadavre avait été déplacé en un lieu plus approprié. En revanche, il ne subsistait plus aucune trace du peignoir assassin. Seule certitude : il allait encore frapper...

© 2020 Blog De page en page. Tous droits réservés.
Optimisé par Webnode
Créez votre site web gratuitement ! Ce site internet a été réalisé avec Webnode. Créez le votre gratuitement aujourd'hui ! Commencer