L'Ombre du cimetière

26/01/2020

Le cimetière du village de Lagravelle était grand. Tellement grand qu'on se demandait souvent combien de personnes y étaient enterrées, chiffre qui selon les plus récentes estimations dépassait l'entendement. Mais alors, d'où venaient ces corps ? Pas du village, c'était certain, car il n'avait jamais connu plus d'une centaine d'habitants. Le mystère restait entier.
C'est dans ce lieu si particulier que Jeanne, vieille octogénaire, se recueillait un soir d'octobre sur la tombe de son défunt mari. L'air était particulièrement chaud pour la saison, aussi n'était-elle pas pressée de rentrer. Elle décida de veiller la tombe jusqu'à la fermeture des lieux, et s'assit contre un arbre situé devant la sépulture. Les minutes défilèrent, et Jeanne, contre toute attente, s'endormit.
A son réveil, paniquée, elle courut jusqu'à l'entrée du cimetière, et eut la surprise de voir la grille fermée. Elle leva la tête et se rendit compte qu'il faisait nuit noire. Jeanne se maudit elle-même, puis décida de chercher une sortie. Après avoir scruté chaque mur dans l'espoir de voir apparaître une ouverture, elle dut se rendre à l'évidence : elle était coincée ici pour la nuit.
Résignée, elle retourna à la tombe de feu son mari et s'assit à nouveau contre l'arbre. Quelques minutes seulement s'étaient écoulées lorsqu'elle vit la lune surgir derrière un amas de nuages épais. L'astre vint illuminer les allées de marbre, et projeta l'ombre de l'arbre devant Jeanne.
La vieille femme, pour se distraire, observa les feuilles frémir au passage du vent. Par la même occasion, elle remarqua que celui-ci se faisait plus violent depuis l'apparition de la pleine lune. Elle refusa de lier ces deux phénomènes, n'étant guère superstitieuse. Mais, alors qu'elle réfléchissait à cela, elle crut voir l'ombre de l'arbre se mouvoir, allant de droite à gauche dans un curieux et impossible balancement. Elle tenta de dissiper ce rêve en secouant la tête, ce qui sembla fonctionner, car tout semblait à nouveau parfaitement immobile.
Les heures passèrent, longues et pénibles. Jeanne, pleine d'ennui, s'apprêtait à refaire le tour du cimetière lorsqu'elle vit l'ombre bouger à nouveau. Cette fois, pas de doute possible ! Elle se rassit silencieusement, angoissée. L'arbre recommença son balancement pendulaire puis, devant la vieille femme terrorisée, les branches prirent la forme de deux bras humains, terminés par des mains aux doigts longs et crochus.
L'ombre poursuivit sa métamorphose. Lentement, le tronc s'affina pour laisser deviner un buste d'homme, les racines surgirent de terre et se regroupèrent en deux jambes vaillantes, la cime s'aplatit en donnant naissance à une tête. Puis l'ombre, qui était désormais celle d'un homme, se détacha de l'arbre et s'aventura dans l'allée centrale du cimetière. Jeanne, toute tremblante, se recroquevilla et ferma les yeux, priant avec ferveur pour que la chose ne l'aperçoive pas.
Celle-ci entreprit de parcourir l'intégralité de la nécropole, s'attardant devant chaque sépulture. L'attente anxieuse parut interminable pour Jeanne, qui retenait sa respiration à chaque passage de la créature. Craignant pour sa vie, elle se rongeait les ongles jusqu'au sang, arrachait ses rares cheveux, lacérait ses bras et ses jambes. Le froid mordant aggravait cette angoisse, pareil aux canines acérées d'un grand chien de chasse.
Enfin, la vieille femme eut le bonheur de voir l'ombre reprendre l'aspect d'un arbre après plusieurs heures d'exploration. Peu de temps après, la pleine lune disparut, et le soleil se mit à poindre. Lorsqu'il fut complètement levé, les grilles s'ouvrirent à nouveau, et Jeanne courut rejoindre son domicile, encore secouée par les évènements de la nuit. Depuis ce jour, elle ne visita plus la sépulture de son défunt mari qu'aux alentours de midi, s'assurant ainsi de ne pas rester prisonnière des murs de ce sinistre endroit.

*

Bien des années plus tard, l'arbre contre lequel Jeanne s'était adossée dut être coupé, suite à une décision des autorités municipales. Quelle ne fut pas la surprise du bûcheron lorsqu'il vit, incrustés dans l'arbre, les ossements d'un homme ! Craignant une malédiction, il décida de brûler l'arbre coupé et la souche, en présence du maire du village et de nombreux badauds intrigués par cette découverte. Tous, sans exception, jurèrent par la suite avoir vu la fumée prendre la forme d'un homme s'envolant vers les cieux...

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